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Comment le rail européen peut garder un train d'avance sur le dragon chinois (L'Usine Nouvelle.com - 15/03/2019)

Alors que le président chinois Xi Jinping est en visite diplomatique à Paris, Les industriels de la filière européenne du rail vont devoir multiplier les projets de R & D, les rapprochements et les développements à l’international pour contrer l’offensive chinoise et CRRC, son bras armé.

La croissance fulgurante de l’industrie ferroviaire chinoise, qui a construit son réseau à très grande vitesse en dix ans à peine, inquiète.

Des deux côtés du Rhin, la colère ne retombe pas. Ministres et dirigeants d’Alstom et de Siemens continuent de fustiger la décision de la commissaire européenne à la Concurrence, Margrethe Vestager, qui a refusé, le 6 février, de valider la fusion entre les deux groupes. Une décision extrêmement rare. La Commission européenne craignait une hausse des prix, une baisse des innovations et du choix des clients. Ses détracteurs lui reprochent de n’avoir pris en compte que le seul marché européen, alors que l’ogre chinois CRRC est déjà très présent en Amérique du Nord et en Asie-Pacifique. Avec 26 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2017, ce monstre ferroviaire – résultat de la fusion forcée par l’État de deux entreprises ferroviaires, CSR Corporation Ltd et China CNR Corporation Ltd, le 1er juin 2015 –, inquiète.

"Aujourd’hui, CRRC produit beaucoup plus de trains. Ce n’est pas qu’une histoire de taille, mais surtout d’innovation et de soutien de l’État. Les Chinois ont planifié la production et la stratégie sur vingt-cinq ans, tout comme pour le photovoltaïque", explique Giacomo Bersano, le directeur innovation du cabinet de conseil Ikos. Un avis que tous ne partagent pas. "Les Chinois sont très occupés sur leur marché national et en Amérique du Nord, assure Laurent Bouyer, le président de Bombardier Transport France. Dans l’Hexagone, le ferroviaire est dynamique. Il bénéficie d’importants investissements publics. La région Ile-de-France a ainsi mis 10 milliards d’euros sur la table pour son territoire

Si la plupart des experts du ferroviaire reconnaissent que le danger n’est pas à court terme, ils s’interrogent pour la suite. "Les Chinois ont pour objectif d’être leaders sur tous les segments du ferroviaire en 2025. Ils souhaitent réaliser à cette date 35 % de leur chiffre d’affaires à l’international contre 9 à 10 % aujourd’hui. Quand on regarde leurs efforts d’investissement dans les technologies de pointe, il n’y a pas, à proprement parler, de trous dans la raquette, précise Jean-Pierre Audoux, le délégué général de la Fédération des industries ferroviaires (FIF). Ils investissent en R & D sur tous les segments et sortent des produits le plus souvent à des prix intrinsèquement plus bas que la concurrence car ils produisent des séries dix fois plus importantes. "

Un terrain de jeu mondialisé

L’Europe reste donc le dernier rempart, notamment en raison d’un marché fragmenté par pays et plus technologique que l’Amérique du Nord par exemple. "En dix ans, malgré encore quelques problèmes de conception, CRRC a énormément progressé sur la qualité. Il lui manque le retour d’expérience ", explique un spécialiste du secteur. "Le point positif, c’est que l’on a parlé pour la première fois de protéger le savoir-faire européen, estime de son côté le délégué syndical CFDT d’Alstom, Patrick de Cara. Il faut maintenant un vrai débat sur un buy european act".

Les gouvernements allemands et français poussent à changer les règles sur la concurrence pour mieux prendre en compte le contexte mondial. Pourquoi pas une nouvelle tentative de fusion entre Alstom et Siemens d’ici à deux ans ? Peu de monde y croit. Un rapprochement entre Alstom et le canadien Bombardier serait sans doute voué au même refus. Aujourd’hui, derrière CRRC, les trois grands groupes font presque jeu égal. Alstom et Siemens sont en bonne santé, Bombardier un peu moins. Il reste aussi le japonais Hitachi, présent au Royaume-Uni et qui a repris l’italien Ansaldo STS dans le domaine de la signalisation, puis des acteurs européens beaucoup plus petits, à l’image des espagnols Talgo et CAF, du suisse Stadler, du tchèque Skoda et du polonais Pesa.

Pour toutes ces entreprises, il y a certes l’Europe, mais le marché mondial reste un vaste terrain de jeu estimé à 170 milliards d’euros en 2017, dont plus de 100 milliards d’euros sont accessibles. La croissance du marché entre 2017 et 2023 est estimée à 2,7 % par an avec des zones particulièrement dynamiques comme le Proche et le Moyen-Orient (5,2 % par an). L’Europe resterait à des niveaux compris entre 2 et 3 % par an. En France, l’activité a atteint 3,8 milliards d’euros en 2017, dont 2,8 milliards pour le marché intérieur. Un marché national qui devrait progresser avec les importantes commandes pour le TGV du futur, le RER nouvelle génération, le métro automatique du Grand Paris Express, le prolongement de la ligne 14 du métro parisien…

De l’audace pour l’avenir

"Le ferroviaire est une industrie d’excellence européenne. Les technologies, les carnets de commandes… On a les atouts, rappelle Vanessa Giraud, la directrice du fonds Croissance rail chez Bpifrance mis en place en 2013. Nous avions une filière avec des équipementiers qui dépendaient trop souvent de quelques gros clients et des aléas des commandes. Notre but est de consolider la place de ces acteurs. Nous sommes par exemple entrés au capital de Compin quand il a racheté l’espagnol Fainsa." Au total, Croissance rail a investi 20 millions d’euros au cours des cinq dernières années pour renforcer la filière, au moment où les Chinois commençaient à racheter des sous-traitants français comme le fabricant de sièges Saira Seats repris par KTK en 2017. "Il faut être différenciant, plutôt par la technologie et par l’excellence industrielle. Car il y a des marchés à prendre, avec le Grand Paris Express par exemple ", souligne Vanessa Giraud.

" C’est l’importance des enjeux, rappelle Éric Tregoat, le directeur de l’institut de recherche technologique Railenium, à Valenciennes (Nord). La France est le troisième marché mondial après la Chine et l’Allemagne. Alstom, Thales, Systra, Keolis… Nous avons beaucoup de champions de classe mondiale. Il faut réaliser des projets innovants. Et il faut améliorer la compétitivité des entreprises françaises sur le marché mondial, réduire les coûts, accélérer l’innovation, comme le train autonome qui prépare l’avenir du ferroviaire sur les cinq à trente ans à venir. Il faut utiliser la modélisation, d’où notre combat pour avoir enfin une piste d’essai à Valenciennes. "

Malgré ces projets, certaines voix fustigent le ferroviaire pour son conservatisme. "L’Europe et la France ont un vrai savoir-faire dans le ferroviaire, avec un fort potentiel de développement au niveau international. Néanmoins, le ferroviaire est l’un des secteurs les moins innovants, un milieu très conservateur, déplore Giacomo Bersano. Les pure players du ferroviaire suivent une logique d’innovation incrémentale afin d’optimiser leur outil industriel. Ils ne bougent que s’ils sont forcés d’aller plus vite." Un avis loin d’être partagé par les constructeurs. Chez Bombardier, " nous avons des partenariats pour les trains autonomes dont le premier démonstrateur verra le jour en 2022. Nous travaillons sur des projets en R & D pour développer des trains hybrides avec des batteries. " La question est de savoir comment conserver un train d’avance sur le dragon chinois.

" La meilleure défense, c’est l’attaque" - Interview d'Éric Cazeaux, président de Siemens Mobility SAS

Comment l’Europe peut-elle se protéger de la menace chinoise ?

Les Chinois viennent de lancer une campagne de recrutement pour des ingénieurs en Allemagne. Et ce n’est pas pour regarder passer les trains. Ils sont déjà présents en Amérique du Nord, en Amérique du Sud, à Hongkong, en Asie du Sud-Est. La meilleure défense, c’est l’attaque. Il faut apporter les offres les mieux adaptées.

Justement, comment vous différencier ?

La digitalisation est un véritable moyen d’augmenter le service rendu à nos clients. Elle apporte une amélioration de la disponibilité du système et du service. Il existe plusieurs leviers. Une infrastructure ferroviaire, cela coûte très cher et cela prend de la place. Automatiser une ligne coûte dix à cent fois moins cher que d’en créer une. Sur la ligne 1 du métro parisien, cela a permis de gagner 25 % de passagers en plus. En Allemagne, nous testons un tram autonome à Potsdam, et nous arriverons au train autonome prochainement. Le service, c’est de permettre au voyageur d’organiser son voyage de bout en bout, de l’informer en temps réel et d’assurer le reroutage en temps réel en cas d’incident.

Faire partie d’un groupe multi-activités est-il un avantage ?

Siemens Corporate Technology investit sur des sujets transversaux. Cela permet de mutualiser les efforts de R & D. Par exemple, la cybersécurité des infrastructures de transport est vitale, car il n’est pas possible qu’un hacker arrête les trains. Siemens y a investi globalement, pour Mobility et pour ses autres business. Et le fait de s’appuyer sur un groupe permet plus facilement de surmonter des creux d’activités.